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40 années de massacres en Algérie perpétrés par les Français (5)

L’Honneur kabyle

Devant cette barbarie, on se sent poussé à rechercher quelques gestes qui fassent exception, quelques gestes de générosité, quelques gestes d’honneur.

On les trouve !

Mais on les trouve de l’autre côté de la barricade ; on les trouve chez les « barbares », chez ceux qui étaient en état de légitime défense, chez ceux qui étaient à la fois les plus faibles et les moins « civilisés ».

Un seul acte de cruauté a pu être reproché à Abdelkader, commis non pas par lui, mais par un de ses lieutenants. Le 24 avril 1846, un an à peine avant la reddition d’Abdelkader, alors que celui-ci était aux abois, qu’il n’avait plus rien à donner à manger aux prisonniers, ni même suffisamment d’hommes pour les garder, alors qu’Abdelkader avait écrit lettres sur lettres pour négocier l’échange des prisonniers et qu’on ne lui avait répondu qu’en jetant en prison celui qu’il avait envoyé pour traiter de cet échange, et alors qu’il était personnellement à plusieurs centaines de kilomètres du lieu où étaient gardés les prisonniers, l’un des deux khalifas chargé de leur garde, Mustapha ben Thamin, ne pouvant plus nourrir les prisonniers (l’autre voulant, au contraire, les relâcher), les fit tuer (Colonel Paul Azan : L’Emir Abdelkader, p. 221 et suivantes, et aussi p.295..)

C’était la réplique aux enfumades du Dahra. Mais, jusque-là, durant quinze années pendant lesquelles il s’opposa à la France, la manière dont Abdelkader avait traité les prisonniers avait toujours été empreinte de la plus grande générosité ; il les échangeait quand il le pouvait ; sinon, il les libérait sans condition le jour où il ne pouvait plus les nourrir. Nos soudards en étaient tout éberlués :

« Abd el Kader, le 14 mai 1842, nous a renvoyé sans condition, sans échange, tous nos prisonniers. Il leur a dit : "Je n’ai plus de quoi vous nourrir, je ne veux pas vous tuer, je vous renvoie". Le trait est beau pour un barbare » (Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, tome I, p. 385.)

De Saint-Arnaud, évidemment, n’en aurait point fait autant. La « civilisation » bourgeoise est, par définition, exclusive de toute générosité.

Quant à la manière dont les prisonniers étaient traités pendant leur détention, rien n’en témoigne mieux que ce trait de l’un des prisonniers faits à Sidi-Brahim. Celui-ci termine ses mémoires en rappelant que lorsqu’Abdelkader, quelques années après sa reddition, vint à Paris, il offrit, lui, pendant trois jours, dans sa propre famille, l’hospitalité à trois de ces domestiques, qui avaient été ses geôliers, puis, ses fonctions de surveillant aux Tuileries l’ayant mis, quelque temps plus tard, en présence d’Abdelkader et de deux de ses principaux lieutenants, le khalifa Sidi Kadour ben Allel et l’intendant Kara Mohammed, ces deux hommes et leur ancien prisonnier se serrèrent affectueusement les mains, car, dit Testard, « l’un et l’autre avaient été bons pour moi et j’eus du plaisir à les revoir. » ( Hippolyte Langlois : Souvenirs d’un prisonnier d’Abdelkader, p. 350.)

Combien d’arabes et de berbères prisonniers des Français en auraient pu dire autant ?

Mais ceux dont l’attitude marqua l’antithèse la plus frappante avec la manière dont la bourgeoisie comprend la guerre, furent les Kabyles. Ils sont des guerriers. Ils sont traditionnellement habitués à se battre pour l’honneur, non pour le butin ou la conquête. Lorsqu’un dommage avait été causé à un habitant d’un village par un habitant d’un autre village, on vengeait l’honneur par un combat, mais combat qui ne se terminait jamais par l’expropriation des vaincus. De telles guerres étaient donc aussi différentes d’une expédition coloniale que d’un duel l’est d’un assassinat. Ces guerres, dès lors, étaient soumises, tout comme l’est le duel, à des règles, à un véritable Code d’honneur. Ce code, les Kabyles continuèrent à l’appliquer, même contre leurs envahisseurs.

C’est ainsi que lors du soulèvement de 1871, les Kabyles prévinrent les colons avant de les attaquer (Rinn : L’insurrection de 1871 en Algérie, p. 203.). Et ceux des colons qui, au lieu de partir ou de résister, se mirent sous la protection d’un kabyle, sous son « anaia », purent vivre en pleine sécurité durant toute l’insurrection, en plein pays insurgé.

Ce fut notamment le cas de 39 habitants de Bordj Menaïel, auxquels le marabout Si Moussa ben Ahmed avait proposé lui-même de se mettre sous son « anaia » ; ce fut également le cas du maire de Bordj Menaïel qui alla se mettre sous la protection des habitants du douar Rouaffa ; et aussi le cas de 30 voyageurs de la diligence de Dellys qui, sur le conseil de l’amine Omar Benzaman allèrent se réfugier dans le caravansérail, et sous la protection d’Azib Zamoun. (Rinn : L’insurrection de 1871 en Algérie, pp. 243 et 245.)

Or, ce qui est remarquable, c’est que ces Kabyles, sous la protection desquels vécurent les Français, n’étaient nullement traîtres à leurs compatriotes, ni même des partisans tièdes de la cause kabyle, ils étaient au contraire au premier rang des combattants, s’opposant avec un courage extraordinaire à l’avance des troupes françaises.

Ce qui n’empêcha pas le gouvernement de la République de commettre à l’égard des insurgés kabyles la même monstruosité que celle qu’il commettait, au même moment, à l’égard des insurgés parisiens : faire poursuivre, condamner et exécuter les chefs de l’insurrection comme coupables de crimes de droit commun ! Comme Ferré, Boumezrag, frère de Mokrani et successeur de celui-ci à la tête de l’insurrection, fut condamné à mort pour pillage et assassinat ! Thiers ne se contentait pas de tuer ; en Afrique comme à Paris [14], il lui fallait déshonorer.